Jeanne de George Sand : Frontière en deux mondes

Jeanne de George Sand : Frontière en deux mondes

  Jeanne se compose d’un prologue et de vingt-cinq chapitres. Parmi ceux-ci nous trouvons, outre dix chapitres (plus le prologue) où les scènes principales se situent à Toull-Sainte-Croix et ses environs[i], treize chapitres mettant en scène le château de Boussac ainsi que les prairies avoisinantes, et deux chapitres introduisant la Tour de Montbrat dans le roman. En étudiant en détail les fonctions du château dans Jeanne, nous voudrions éclairer la structure de ce roman et exposer les problématiques rencontrées.

« Moitié à la ville et moitié à la campagne »

  Dans le prologue, trois jeunes gens trouvent une jeune bergère dormant auprès des Pierres Jomâtres. L’un des trois, Léon Marsillat, dit : « […] c’est le beau type bourbonnais qui se mêle sur la frontière au type marchois moins sévère, mais plus piquant à mon gré[ii]. »

  A cette beauté marginale, correspond la marginalité du château de Boussac où Jeanne occupera les fonctions de servante:

  Ce château est moitié à la ville et moitié à la campagne. La cour et la façade armoriée regardent la ville ; mais l’autre face plonge avec le roc perpendiculaire qui la porte jusqu’au lit de la Petite-Creuse […]. Le château, avec ses fortifications, ferme la ville de ce côté-là. Les fortifications subsistent encore, la ville ne les a pas franchies, et la dernière dame de Boussac, mère de notre héros, le jeune baron Guillaume de Boussac, passait de son jardin dans la campagne, ou de sa cour dans la ville, à volonté (130).

  Grâce à cette caractéristique de frontière, aux spécificités topographiques privilégiées du château, lieu qui divise ville et campagne, et où, en même temps, les deux se rencontrent, l’auteur nous montre clairement l’une des problématiques du roman : le conflit entre ville et campagne. Le château de Boussac est le lieu où les valeurs et l’esthétique de la campagne se heurtent à celles de la ville. À Toull le culte des fades et au prodige est encore vivant tandis qu’à Boussac il est nié et méprisé. À la différence de Jeanne qui garde toujours sa foi dans les fades, son amie Claudie, venue travailler au château, est prête à rejeter la sienne. Elle dit : « […] si tu vas commencer tes histoires de fades, tu vas me faire peur. Tu sais bien que je veux plus croire à ça, moi. C’était bon chez nous ; mais à la ville, c’est bête : tout le monde s’en moque. » (179)

  Dans ce lieu, le personnage de Mme de Charmois, qui persécutera Jeanne et lui fera quitter le château, incarne les valeurs citadines à travers son sentiment de supériorité vis-à-vis des habitants de la campagne et des villes provinciales. Elle est aussi une caricature de l’opportunisme et de l’arrivisme. Son mari était d’abord chambellan de l’empereur Napoléon avant de se rallier au roi Louis XVIII.

« Entre chien et loup »

  L’intérieur du château, et plus particulièrement le salon, est décrit aux lecteurs pour la première fois dans le chapitre X, et ce, au cours d’une conversation entre Mme de Boussac et Mme de Charmois, où l’âge, la physionomie ainsi que le caractère de ces deux dames nous sont révélés. Ayant mentionné « de méchants petits fauteuils à la mode de l’Empire » et « quelques miroirs encadrés dans le style Louis XV [qui] remplissaient mal les grands trumeaux des cheminées », le narrateur continue en indiquant qu’« il y avait entre ce mobilier et le formidable manoir où il flottait inaperçu, le contraste inévitable qui rend la noblesse de nos jours si faible et si pauvre auprès de la condition de ses aïeux » (131). Ce « contraste inévitable » semble bien montrer la position du château de Boussac en marge de l’ancienne splendeur de l’aristocratie. Cependant, dans ce salon, il y a des objets qui peuvent aussi évoquer la gloire du XVe siècle. Ce sont les tapisseries de la Dame à la Licorne[iii] :

  La plus belle décoration de ce salon était sans contredit ces curieuses tapisseries énigmatiques que l’on voit encore aujourd’hui dans le château de Boussac, et que l’on suppose avoir été apportées d’Orient par Zizime et avoir décoré la tour de Bourganeuf durant sa longue captivité. Je les crois d’Aubusson, et j’ai toute une histoire là-dessus qui trouvera sa place ailleurs. Il est à peu près certain qu’elles ont charmé les ennuis de l’illustre infidèle dans sa prison, et qu’elles sont revenues à celui qui les avait fait faire ad hoc, Pierre d’Aubusson, seigneur de Boussac, grand maître de Rhodes (130-131).

  Les concernant, George Sand écrit en 1847 un article « Un coin du Berry et de la Marche[iv]». Elle laisse libre cours à son imagination en considérant les licornes comme des symboles de virginité farouche. Dans Jeanne on ne mentionne pas les motifs de ces tapisseries mais le narrateur lie celles-ci à « l’illustre infidèle » et suppose que c’est l’un des seigneurs de Boussac qui les a fait faire. Il semble que ces détails préparent une apparition graduelle de l’image de Jeanne d’Arc dans ce roman. Car la Pucelle d’Orléans, qui sera brûlée comme hérétique, fut captive dans une tour avant d’être livrée aux Anglais. (Elle s’en jeta et fut retrouvée au pied de celle-ci presque morte, tandis que l’héroïne de Jeanne, enfermée dans la Tour de Montbrat et qui s’en jette aussi, mourra des suites de sa chute.) De plus, le nom «Boussac» rappelle le célèbre maréchal de Boussac, compagnon d’arme de la Pucelle.

  La première scène au château de Boussac est très symbolique. Elle commence par une conversation entre

  Mme de Boussac et son amie « entre chien et loup » (131). Le château et les personnages se situent, en effet, au crépuscule de la splendeur de l’aristocratie. Quel sera donc l’avenir du château après la tombée du jour ? Le château de Montbrat dans les chapitres XXI, XXII et XXIII nous donne une image de ce que pourrait être l’un des sorts qui l’attend. La vaste ruine du château de Montbrat appartient à Léon Marsillat, plébéien riche et avocat ambitieux, son grand-père en avait fait l’acquisition pendant ou après la révolution : Léon « prenait un secret plaisir plein d’ironie et de vengeance contre l’orgueil nobiliaire en général à se sentir châtelain tout comme u autre. Il eût volontiers écrit sur l’écusson brisé de sa forteresse, au rebours de certaines devises pieusement audacieuses : «Mon argent et mon droit». » (239)

  Quant au château de Boussac, il paraît très possible que ses propriétaires, ayant perdu leur ancien pouvoir et étant de moins en moins riches, soient obligés, un jour, de s’en séparer.

Lieu de rencontre entre personnages marginaux

  Le château de Boussac, en tant que frontière, fonctionne aussi comme lieu de rencontre entre Marie de Boussac et Jeanne hantées par l’ombre de Jeanne d’Arc. George Sand souligne la marginalité de Marie par rapport à son milieu d’origine :

  Cette jeune fille enthousiaste n’avait jamais vu le monde, elle ne le connaissait pas, elle le haïssait par un effort de divination. […] Elle était capable des plus sublimes folies ; elle eût été vivre au désert à douze ans, si elle eût su où trouver la Thébaïde ; à dix-sept ans, elle rêvait, au sein de l’humanité, une vie à part, toute de renoncement aux vanités du monde, toute de lutte contre ses lois iniques (165).

Elle se considère ainsi que son frère comme une esclave révoltée « contre ce monde injuste et absurde » (159). Ainsi, est-elle un personnage de l’écart, une « hérétique », selon l’expression du narrateur. Tout naturellement, elle est attirée et charmée par Jeanne, dont elle admire la beauté, le courage, la simplicité et respecte la différence. Elle finit par voir en la jeune pastoure une réincarnation de la Pucelle d’Orléans. Or, Marsillat, lui aussi attiré par Jeanne, l’appelle du nom de la célèbre druidesse Velléda, héroïne des Martyrs de Chateaubriand, publiés en 1809. Dans le roman de Sand, l’image de la druidesse se superpose souvent à celle de Jeanne, et cette superposition n’est pas pure fantaisie de la part du jeune homme. M. Alain, curé érudit, conjecture que Tula, mère de Jeanne, vénérait les pierres d’Ep-Nell: « Une cité comme Toull devait nécessairement avoir deux cultes, et elle les avait. Il y avait un culte officiel et dominant sur le mont Barlot ; il y avait un protestant et toléré ou persécuté au fond du vallon d’Ep-Nell. Le culte libre, l’hérésie, si l’on peut s’exprimer ainsi, se glorifiait d’être sans chef. » (87-88)

  Ainsi, Jeanne prête le flanc à l’accusation d’hérésie en étant comparée à une druidesse “protestante”. Le narrateur du roman la nomme même « radicaliste païenne » (169). À cause de ce caractère «radical», Jeanne se marginalise, même parmi les jeunes villageoises comme Claudie. Jeanne et Marie se reconnaissent donc à travers cette exclusion et s’aiment. Marie croit voir en Jeanne la réincarnation de Jeanne d’Arc :

  Il lui semblait voir et entendre la Pucelle dans toute la rudesse du langage rustique qu’elle devait avoir avant de quitter la houlette pour le glaive. Ce mélange de douceur et de fermeté, de sérénité angélique et d’enthousiasme contenu, devait avoir caractérisé l’héroïne de Vaucouleurs, et la romanesque descendante du sire de Brosse s’imaginait que l’âme de la belle Pastoure revivait dans Jeanne pour se reposer de ses durs labeurs dans une vie obscure et paisible, en attendant qu’une autre transformation l’appelât à se manifester encore dans tout l’éclat douloureux de la force et de la gloire (201-202).

  Ce rêve de romanesque jeune fille est accrédité par le narrateur qui, en racontant l’histoire de Jeanne évoque ça et là la vie de Jeanne d’Arc. Dans la scène décrivant l’incendie de la maison de Jeanne, Guillaume trouve la jeune fille « belle et terrible comme une druidesse » (104), mais cette même scène peut rappeler aussi aux lecteurs le bûcher de Rouen. Puis, vers la fin du roman, l’emprisonnement dans la Tour de Montbrat et la tentative d’évasion évoqueront aussi des épisodes similaires de la vie de la Pucelle.

  Cependant, si ces ressemblances paraissant superficielles, l’on peut trouver aussi, dans les couches plus profondes et plus essentielles du roman, une image de Jeanne d’Arc ressuscitée au XIXe siècle. Rappelons-nous que Jeanne d’Arc dans ce roman est appelée « la grande Pastoure » (216) ainsi que « la grande bergère » (233), et que cette image, toujours perçue derrière l’héroïne du roman, nous rappelle qu’elle en serait la réincarnation, selon Marie. Jeanne ne connaît certes pas une vie aussi dramatique que la Pucelle d’Orléans, et en lieu et place d’une voix venant du ciel, elle ne reçoit que trois monnaies mystérieuses. La mission de cette nouvelle Jeanne d’Arc est de trouver, tout en restant vierge et pauvre pour la vie, « le trésor », et de le partager avec tous. Jeanne, superposée à l’image de la druidesse Velléda, pourrait être aussi considérée comme le héraut d’un monde rural, traditionnel et gaulois. Elle meurt dans une bataille silencieuse et inégale contre un monde urbain et moderne qui veut écraser le sien. Son champ de bataille est le château de Boussac situé à la frontière entre deux civilisations. Jeanne est morte, mais elle a laissé sur terre deux jeunes êtres qui l’avaient comprise et aimée : Marie et

  Arthur, qui se marièrent un an après sa disparition. Quittant le château de Boussac qui se situe « moitié à la ville et moitié à la campagne », Marie, avec son époux, commence une nouvelle vie. Selon le narrateur, leurs idées et leurs actions généreuses semblent avoir un siècle d’avance sur le « temps misérable et condamné » (284) où ils vivent.

  Ainsi, le château de Boussac fonctionne comme lieu de rencontre entre personnages marginaux, comme lieu de confrontation entre deux civilisations, prometteur de la possible apparition d’une nouvelle société plus humaine et plus harmonieuse.

  Dans Jeanne, le château de Boussac, « frontière entre ville et campagne », entre Moyen Age et modernité, lieu de rencontre entre aristocratie et paysannerie, fonctionne spatialement, temporellement et socialement comme icône de la marge.


[i] Epinelle, Pierres Jomâtres et la grotte aux Fades.

[ii] George Sand, Jeanne, Meylan, Editions de l’Aurore, 1986, p. 37. Toutes les références au texte de Jeanne données entre parenthèses ici

renvoient à cette édition.

[iii] Au Musée de Cluny à Paris aujourd’hui.

[iv] George Sand, Promenades autour d’un villageOeuvres complètes, Genève, Slatkine Reprints, 1980, t. XXVIII, p. 237.